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L'école Louis Aragon débaptisée : Tartuffe à Clichy

Par Olivier Barbarant

Publié dans Marianne le 26/03/2021 Photo INA

Notre temps s’agite autour des mots et des images, souvent pour ne plus toucher aux choses : faute d’un projet ou d’un espoir de transformation du monde, il reste la petite fièvre de la bataille symbolique. Lorsque le teint des vedettes publicitaires aura sur nos écrans l’exacte proportion de celui de la population française, il n’est pas tout à fait certain que le racisme aura reculé, ni que les conditions de vie des Français d’origine étrangère auront connu le moindre progrès, mais le monde nouveau laisse aux archaïques ces menus détails. À quoi bon s’occuper encore d’inégalités, d’exploitation ? L’urgence est de traquer la connotation dans le recoin de productions médiatiques, d’épouiller les paroles ou les mises en scène des ritournelles populaires, afin de savoir si « Tata Yoyo » ou « Cho cho chocolat » ne dissimuleraient pas un inconscient colonialiste. Cette nouvelle exégèse mobilise peut-être des outils un peu volumineux pour les textes qu’elle étudie ; mais l’époque a aussi un peu perdu le sens des proportions. "Il y a incontestablement aujourd’hui un regain des batailles mémorielles" On s’en voudrait pourtant de minorer à l’excès ces batailles : elles trahissent une crise profonde dans le rapport au passé. Plutôt qu’à penser un avenir, certains esprits prétendent censurer ce qui fut, et visent rien moins qu’une reconfiguration culturelle, en croyant qu’effacer les traces modifierait leurs effets. Une République désorientée, dont le nom est agité comme un encensoir, se dispute ainsi autour d’un catalogue de figures vaguement sacrées, qui ne fait plus consensus, et où chacun tente de se voir représenté. Percevoir l’illusion de ces polémiques n’empêche pas d’en considérer les enjeux : il y a incontestablement aujourd’hui un regain des batailles mémorielles. Quelle statue édifier, quels noms donner aux rues, aux places, aux monuments ? Jamais la question ne fut dérisoire, en effet. La nouveauté tient à ce qu’on veut surtout déboulonner, débaptiser, évacuer de l’espace public, effacer. L’air du temps offre ainsi à de vieilles rancœurs des arguments tout frais. Ce n’est plus l’anticommunisme, prétend-on, qui repeint les plaques des banlieues dès que la gentrification a permis d’en chasser les anciennes majorités. À Clichy, ville tenue par la gauche de la Libération à 2015, désormais sous la magistrature d’un maire qui fut suppléant du député Patrick Balkany (ce qui est tout de même une référence), débaptiser l’école Louis Aragon n’a évidemment rien à voir avec un geste politique. Aucun rapport avec la haine, constante, répétitive, exercée contre l’un des plus grands écrivains français de ce siècle, parce qu’il n’a pas jamais fait acte de repentance devant ses idées et ses choix historiques, parmi lesquels la Résistance et la lutte contre les guerres coloniales : qu’iriez-vous chercher ? Remplacer son nom par celui de Claudie Haigneré, spationaute et première femme française dans l’espace, ne relève d’aucun règlement de comptes idéologique: il s’agit de célébrer les femmes dans la science, et de redorer le blason d’une école « à mauvaise réputation », en la « redynamisant » quand la moyenne bourgeoisie locale tente d’y échapper. "Un poète rouge, c’est juste bon pour une école populaire." Notons que donner une dignité à une école, c’est lui donner un nom et un projet scientifiques. La poésie, c’est ainsi, n’a pas assez de dignité pour attirer les enfants des cadres. Un poète rouge, c’est juste bon pour une école populaire. Mais préparer Polytechnique dès la maternelle, sous le patronage onomastique d’une chercheuse, voilà qui rouvre des perspectives. Que Claudie Haigneré ait été ministre des gouvernements Raffarin n’aurait donc aucune influence sur le choix : quand notre temps ne reprend pas Les Précieuses ridicules à décortiquer des bluettes ou à traquer le colonialisme sur les emballages de chocolats, c’est Tartuffe qu’il rejoue. Je ne suis pas certain que changer le nom modifie toujours la chose. Mais admettons qu’il faille faire plus de place aux femmes : Aragon ne s’en serait pas indigné, et avec élégance leur eut cédé volontiers la priorité. Imaginons qu’on veuille vraiment insister sur l’aventure scientifique. Quelqu’un a écrit : « Aujourd’hui, Icare est femme », ce qui répond assez clairement à ce que peut symboliser la part la plus notable de la carrière de Madame Haigneré. La phrase, superbe, est d’Elsa Triolet. Un beau nom de femme, pour une école, non ?

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