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LOUIS ARAGON, JE ME SOUVIENS

Photo du rédacteur: danielferrenbach@gmail.comdanielferrenbach@gmail.com

Photo Christian Ganet

D’après Le roman inachevé

de Louis ARAGON

un spectacle de Damien GOUY

Au Théâtre des Déchargeurs à Paris

tous les lundis d'Avril/Mai/Juin prochain, à 19h30

Et le pis est qu’à tous les pas je heurte contre ce que j’aime.

Le Roman inachevé est un recueil de poèmes à la première personne. Cette autobiographie, partielle et inachevée, fait suite au long poème paru deux ans plus tôt, Les Yeux de la mémoire. Seulement, cette fois, l’auteur ne retient de sa vie que des morceaux dont le souvenir au présent se recompose en « roman ». À l’octosyllabe et à l’alexandrin s’ajoutent des vers de seize pieds recréés par Aragon selon une tradition du XVIe siècle, mais aussi des pages de prose. Composé en triptyque, rebaptisé pour la circonstance : La Mélancolie, La Guerre, L’Amour d’Elsa, il est généralement admis qu’avec cet ouvrage la poésie d’Aragon de l’après-guerre atteint alors un sommet. Damien Gouy et son complice musicien s’emparent avec cœur et franchise de ces fulgurances. Ils choisissent d’en retenir certaines et de les faire résonner sur une scène nue, sans décors ni costumes, prenant appui sur la magie et la force des rythmes de cette écriture inouïe, libre, insolente, tour à tour simple et savante, et qui a le génie de s’adresser à tous. Le comédien, passionné de prosodie, livre en un seul souffle paroles et chants et, par cet élan, Aragon reprend la stature d’un authentique poète populaire. À vous de dire ce que je fus.

Nul doute que le vieil Aragon se fût réjoui grandement de voir le jeune Damien Gouy s’emparer de ses vers, en faire proprement son affaire, car le vieil Aragon, qui avait un rapport si passionnel à sa propre jeunesse, ne cessa d’interpeller les «jeunes gens», tournant le dos aux ruines de son siècle, rêvant qu’à travers eux se prolongent, non pas seulement son chant mais ce qui éternellement en l’homme chante, les songes et leurs blessures toujours recommencés. On sait la fameuse injonction qu’il adressa à ceux qui viendraient : « À vous de dire ce que je fus. » Pour y répondre, mieux vaut en revenir au poème, encore et encore : le cœur y est mis à nu, l’âme y est à vif et le tout de l’existence y demeure, après la clôture des jours, désespérément vivant, donc inachevé, donc ouvert au sens illimité. Comprendre soi-même et le monde, se comprendre soi-même dans le monde, ce fut la tâche exténuante et sans compromis d’Aragon. Au mitan de la vie du poète, Le Roman inachevé est comme la cristallisation de cet enjeu. La vie d’Aragon est un roman, oui, un roman-fleuve, c’est-à-dire une fiction comme l’est finalement toute vie quand on se retourne sur elle. Nul ne peut sortir de ce paradoxe : c’est la fiction qui dit le vrai. La franchise d’Aragon est de le reconnaître. Et qui l’avouerait sans douleur ? Si une sourde mélancolie, plus, un désespoir souvent, parcourent Le Roman inachevé, c’est parce que l’autobiographie que le livre tente avive la perte dans la mémoire et dénonce le plus violent échec, le plus injuste : plus on étreint éperdument la vie, plus follement on se donne à l’amour, au poème, au destin des hommes, plus terrible est le vide qui reste entre les bras après la bataille. Comme le dit Olivier Barbarant dans la notice qu’il a rédigée dans la Pléiade pour ce recueil de 1956, on aurait grand tort, comme on l’a fait à l’époque, le nez dans les circonstances, de rabattre le fond douloureux de ces poèmes sur la désillusion politique. Aragon, au fond, est un romantique : la douleur est constante dans son œuvre comme est constant son sentiment des « échecs et des mécomptes ». Nul besoin d’une déception de la pensée pour les nourrir, ils sont dès le début la trame du chant parce qu’ils sont justement le revers obligé de l’élan qui étreint passionnément le réel, du désir fou d’être et d’aimer totalement.

Le Roman inachevé, au reste, nous émeut, nous bouleverse souvent, parce qu’il ne perd pas le chant dans le désenchantement, parce qu’il est un prodigieux condensé d’énergie poétique : Aragon y déploie tous les feux de son art, de la prose à l’octosyllabe, du verset à l’impair verlainien, jusqu’à inventer le vers de seize pieds... Le chant profond y côtoie la ritournelle, la polyphonie emprunte à Dante comme à Apollinaire (beaucoup), en appelle à Goethe comme à Shelley ou Keats. Livre majeur, sans doute un des plus grands du siècle dernier, qui dit l’amour désespéré de vivre et simultanément rend justice aux pouvoirs de la poésie. La poésie est notre planche de salut. Dans ce livre peuplé d’ombres, Aragon réaffirme : « Le bonheur existe et j’y crois. » Ce que veut le poème autorise seul, en effet, qu’on y croie.

Jean-Pierre Siméon, 11 janvier 2013

Ici commence la grande nuit des mots Ici le nom se détache de ce qu’il nomme Ici le reflet décrit de sa fantastique écriture Un monde ou le mur n’est mur qu’autant Que la tache de soleil s’y attache Que le miroir lunaire a capté l’homme passant Ici commence la jungle des jongleries Et celui qui parle est dans la persuasion que sa parole Est genèse et le premier jour N’était qu’une bille de verre ou les couleurs tordaient leur spirale Mais au second jour il a dit Que les ténèbres soient Pour y faire monter l’éclat des feux d’artifice Au troisième jour il s’est reconnu dans les nuages Au quatrième il s’est reconnu dans les eaux L’écho de sa voix lui est revenu dans la cinquième nuit Un bouquet d’aubes a suffi pour que la parole de l’homme Passe à ses propres yeux pour le principe de toute création Et le samedi Celui qui parle a créé les poissons et les oiseaux A sa semblance Et le dimanche il est sorti dans la rue avec ses beaux habits Étonné des rires qui l’accompagnent des haussements d’épaules Et de l’encens qui brûle pour d’autres l’orgue pour je ne sais quel Dieu d’église Les cloches les cloches pour la folie Ici commence l’enchantement du verbe et la malédiction des poètes.

Louis Aragon, Le roman inachevé, « Les mots m’ont pris par la main », extrait


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