
L'éditorial de François Eychart
Les repères anciens qui permettaient de se retrouver dans les problèmes de notre société semblent de nos jours cruellement muets. Tout bouge dans un sens inquiétant, faisant la part belle au « chacun pour soi ». Certes, on s’alarme, on proteste, on manifeste pour finalement constater que le train des destructions des valeurs sociales en semble à peine ralenti. On constate aussi que nommer les difficultés est devenu plus compliqué que jamais. Faut-il voir dans cette situation la conséquence de l’abandon des anciens systèmes explicatifs, hâtivement rejetés malgré les services qu’ils avaient rendus, et non remplacés ? Quoi qu’il en soit, cette situation profite à ceux qui utilisent la puissance de l’État pour faire avancer leurs projets dont on voit bien vers quel type de société ils conduisent. Et pendant que les cheminots se mobilisent contre le sort qui leur est fait et défendent l’intérêt de tous à disposer d’une entreprise nationale de chemin de fer, le reste de la population laborieuse, qui au fond d’elle-même sait que les cheminots ont raison, reste malheureusement l’arme au pied. Plus que jamais, pour des millions de personnes, «il n’est pas facile de savoir où est le mal où est le bien ». Les désastres viennent de loin. Parmi les derniers événements qui découlent de cette disparition des repères, se trouvent la tentative de rééditer les pamphlets de Céline et l’inscription de Maurras dans le livre des commémorations nationales. Les deux opérations méritent qu’on s’y arrête.
L’argument du droit des lecteurs, soixante-dix ans après la condamnation des actes de Céline, à avoir enfin accès à ses pamphlets ne tient pas. Il faut dire que si certains romans de Céline font partie des meilleures pages de la littérature française du XXe siècle, il n’en est pas de même des pamphlets. Ils restent ce qu’ils ont toujours été : idéologiquement abjects et littérairement très faibles. Des éructations restent des éructations, même signées Céline. Le projet est, paraît-il, abandonné. Restons vigilants. Les romans de Rebatet, non moins fasciste, ont été récemment réédités dans une collection à grand tirage sans provoquer grande réaction. L’affaire Maurras révèle une réalité plus inquiétante puisqu’elle implique la puissance publique. En fait, sa commémoration s’appuie sur une biographie trafiquée et adaptée au projet. Au sommet de l’État, nul n’ignore les vues politiques de Maurras, son appui à Pétain, avant Vichy et pendant, son antisémitisme résolu qui s’est exprimé encore une fois quand il s’est écrié, à l’énoncé de sa condamnation en 1945 : « C’est la revanche de Dreyfus ! ». La notoriété de l’auteur de la notice a été invoquée pour justifier cette commémoration. Tout cela montre comment on tente de faire avancer la société française, à petits pas, dans l’acceptation de ce qui est inacceptable. Les repères historiques et culturels, si nécessaires pour affronter l’avenir, sont très affaiblis. Pour s’en persuader il n’est que de lire, justement, la biographie de Maurras dans Wikipédia dont les lycéens font grand usage. Faites entrer l’infini s’attache à faire vivre ces repères depuis ses premiers numéros. Les noms d’Aragon et d’Elsa Triolet ne sont pas seulement ceux de deux écrivains, ils sont aussi synonymes d’ouverture sur les phénomènes culturels majeurs de leur temps. L’étude de Michel Dupré consacrée à L’Exemple de Courbet d’Aragon et à ce qu’Aragon perçut de Courbet permet d’approfondir la question du réalisme en peinture. Pour l’artiste qui s’en réclame, le réalisme est avant tout une manière de se confronter à la réalité du monde, sans chercher à l’embellir, à l’idéaliser, encore moins à la censurer. Cela était intolérable du temps de Courbet et le reste dans la mesure où l’art réaliste est un rappel à la réalité et la réalité est une matière trop explosive pour n’être pas l’objet des soins intéressés de ceux qui veulent que rien ne change d’un monde qui leur convient. Dans ce numéro se trouve la fin de la grande étude de Michel Host sur Aragon. Sans doute faut-il convier les lecteurs à en reprendre les chapitres antérieurs pour bien suivre les propos de Michel Host. Il fait ressortir l’unité profonde de l’œuvre d’Aragon au travers de ses variations et de ses retournements. Il voit dans cette poésie une tentative obstinée de comprendre son temps et son monde, d’en dire les inquiétudes, les désespoirs, la balance des jours et des nuits, toutes réalités que l’amour d’Elsa et l’apport d’Elsa dans la vie d’Aragon ont rendu supportables. D’Elsa Triolet justement, on lira quelques-uns des petits textes qu’elle donnait avant-guerre à Ce soir. Écrits pour être lus dans un journal, donc hâtivement, ils n’en possèdent pas moins cette marque personnelle qui se retrouve dans ses romans.
François Eychart
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