Le 16 février 1966 L'Humanité publie une virulente déclaration d'Aragon à propos de « l'affaire Siniavski-Daniel ». Il s'agit de deux écrivains soviétiques qui ont publié des ouvrages en Occident sous le pseudonyme d'Abram Tertz et de Nikolaï Arjak. Les Récits fantastiques de Siniavski sont empreints d'une verve satirique qui rappelle le Boulgakov de Cœur de chien. La justice soviétique lui reproche aussi Messieurs, la cour dans lequel il annonce ce qui va lui arriver, ainsi que ses critiques du réalisme socialiste qui régit l'art en URSS à cette époque. Iouli Daniel, lui, est poète et traducteur. Ses nouvelles, Ici Moscou, seront traduites en France en 1966. Tous les deux ont porté le cercueil de Pasternak en 1960, ce qui n'est pas sans signification après l'affaire retentissante du prix Nobel. Leur condamnation est une des premières manifestations du nouveau cours politique voulu par Brejnev après l'éviction de Khrouchtchev.
Le fait que la déclaration d'Aragon soit publiée dans l'« organe central du Parti communiste français » lui confère une portée bien plus grande que si elle avait seulement paru dans Les Lettres françaises dont il est le directeur. (Elle y paraîtra d'ailleurs ainsi que dans d'autres publications du PCF.) Elle engage politiquement la direction du PCF, Aragon ayant l'appui du Secrétaire général, Waldeck Rochet et c'est cet aspect, tout autant que son renom d'écrivain qui lui donne tant de retentissement.
Aragon dénonce ce que ce procès comporte de révoltant pour un communiste : la lourdeur du verdict (7 et 5 ans de camp), le motif de la condamnation (le caractère antisoviétique des écrits, que justement les deux auteurs contestent), enfin l'infraction à la loi sur l'exportation illégale de manuscrit, qu'Aragon conteste aussi, observant qu'en l'espèce une simple amende eut suffit. Écartant la question de la qualité des œuvres, il soulève celle du droit d'expression dans un pays socialiste. Si le verdict est inacceptable du point de vue de la démocratie, le silence sur ce sujet le serait tout autant, il conduirait à penser que ces procédés sont inhérents à la nature du communisme et préfigurent ce que deviendrait la justice si le parti communiste parvenait à la direction du pays. Il rappelle que le PCF a choisi le passage au socialisme par la voie pacifique, avec d'autres formations politiques, et que cela exclut catégoriquement les procès d'opinion. Sa déclaration est un condensé de la politique du PCF. Alors que certains commentateurs chipotent sur sa portée, Jean-François Kahn reconnaît dans l'Express qu'il s'agit « en réalité d'un texte officiel » qui engage le parti communiste. D'autres iront dans le même sens.
Aragon était celui qui avait le plus œuvré pour faire connaître en France la littérature soviétique. Il continuera d'ailleurs, dirigeant chez Gallimard une collection, Littérature soviétique, dans laquelle sont publiés des écrivains aux talents les plus divers : Pasternak, Cholokhov, Bek, Paoustovski... Plus de soixante-dix titres verront le jour. Il s'était cependant plusieurs fois démarqué des pratiques soviétiques. Le premier incident était intervenu en 1947, quand il s'était indigné que La Pravda ose parler des peintres français avec une argumentation et un vocabulaire dignes des collaborateurs sous l'Occupation. Plus tard, il avait dénoncé les partis pris étroits d'un article de la Grande encyclopédie soviétique, donnant de la littérature française un panorama mutilé. Si ces critiques étaient restées internes, son discours à l'Université de Prague en 1962 n'était pas passé inaperçu, notamment quand il s'en prenait à ceux qui soumettent les créateurs à leurs exigences « comme si la théorie était un pied et l'œuvre une chaussure ». Il avait récidivé en condamnant le « dogmatisme littéraire » dans son discours à l'Université de Moscou, en 1965. Entre temps, il y avait eu la défense par Elsa Triolet d'Une journée d'Ivan Denissovitch de Soljenitsyne. Bientôt, se déroulerait le Comité central d'Argenteuil qui fera de la liberté des créateurs la règle voulue par les communistes. D'autres prises de position viendront, notamment à propos de la Tchécoslovaquie avec cette menace d'un « Biafra de l'esprit ». La formule est restée célèbre.
Cette rupture est la première de celles qui conduiront le PCF à s'affranchir de l'exemple soviétique. Peu à peu et non sans réticences, ce lien historique s'affaiblira puis disparaîtra.
Dans le même numéro des Lettres françaises, Aragon publie l'An deux mille n'aura pas lieu, un grand poème qui se clôt par l'évocation de
... ce royaume de misère en moi que je porte
Ce royaume de splendeur en moi que je porte
Comme un enfant craintivement qui commence à bouger
François Eychart
Secrétaire général de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet
Collaborateur de l'Institut de littérature mondiale, André Siniavski faisait partie des « libéraux », souvent victimes des écrivains qui utilisaient le pouvoir pour éliminer ceux qui leur faisaient de l'ombre. Ainsi, après avoir lu Le Docteur Jivago en entier, Khrouchtchev déclara que ce roman n'était pas antisoviétique. Siniavski émigre en 1972 et devient professeur à la Sorbonne. Considéré comme « rouge » par les émigrés, il reproche à Soljénitsyne son nationalisme.
Parmi ses principaux ouvrages : Lioubimov, ville aimée, Pensées impromptues, Plaidoyer pour la liberté de l'imagination. Il meurt en 1997.
Iouli Daniel meurt à Moscou en 1988. Gallimard a publié ses Poèmes de prison en 1973.
Les documents concernant les rapports d'Aragon avec l'URSS ont été publiés dans plusieurs numéros des Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet. S'adresser à François Eychart, 29 bd de Magenta, 75010 Paris.
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