L’Aragon que signe Philippe Forest est la troisième des biographies d’Aragon actuellement disponibles en librairie. Elle arrive après celles de Pierre Daix et de Pierre Juquin. Pour Daix, il ne fallut pas moins de trois éditions successives, à chaque fois modifiées et complétées par d’autres ouvrages, comme Aragon après Elsa, pour qu’il puisse considérer qu’il avait dit l’essentiel. Celle de Juquin reste la plus détaillée, la plus complète pour nombre de questions. Forest fait 900 pages, ce qui permet de dire beaucoup. En fait, chacun de ces auteurs a bénéficié du travail des autres et surtout des multiples recherches qui sont menées depuis plus de vingt ans et ont permis de tordre le cou à bien des légendes. Toutefois, du fait qu’un certain nombre d’articles d’Aragon ne sont pas accessibles, tout comme ses interventions de dirigeant politique ainsi que les documents qui concernent ses responsabilités dans la presse et l’édition, aucune de ces biographies ne peuvent prétendre à l’exhaustivité.
Pierre Daix était légitime par sa proximité avec Aragon et Elsa Triolet. C’est lui qui a donné le premier travail d’ensemble, osant le faire du vivant même d’Aragon, au risque d’être contredit. Les différences, parfois marquées, qui se remarquent dans les trois versions de sa biographie touchent en général à de questions d’ordre politique pour lesquelles les recherches universitaires ont souvent tranché. Ainsi de la prétendue crainte d’Aragon, en 1945, d’être suspect d’avoir partagé les vues de Paul Nizan sur le pacte germano-soviétique de 1939, ce qui l’aurait plus tard amené à noircir Nizan sous les traits du personnage d’Orfilat dans Les Communistes, pour se dédouaner de cette suspicion. Mais il en est bien d’autres. Par contre, les vues plus spécifiquement littéraires de Pierre Daix sur les livres d’Aragon ne changent guère. Il est vrai que ce n’est pas sur ce point qu’il est attendu. Les variations les plus sensibles entre les trois éditions de sa biographie s’expliquent essentiellement par l’implication idéologique de l’auteur dans son travail. Elles peuvent être aussi lues comme le reflet de ce qu’il devient, au fur et à mesure qu’il s’accepte comme un des soutiens de la droite politique.
Pierre Juquin a également consacré de nombreuses années de sa vie à scruter celle d’Aragon. Il a particulièrement réussi certaines périodes pour lesquelles le travail d’archive, l’intelligence littéraire des textes et la connaissance de la masse des travaux des chercheurs en littérature s’avèrent indispensables. Sa propre proximité avec Aragon, quand il était un des dirigeants du parti communiste, lui a donné des pistes pour interpréter la montée en puissance politique d’Aragon à partir des années 60. Certaines parties de sa biographie sont remarquables. Il est difficile de les énumérer toutes puisque les deux tomes de l’ouvrage dépassent les 1600 pages, mais les chapitres sur la sortie d’Aragon du surréalisme et son désir d’intégrer le parti communiste en fait indiscutablement partie. Il convient aussi de noter que Pierre Juquin ne juge pas Aragon. Il expose, il explique, il laisse son personnage à ses passions. Ce qui ne veut pas dire qu’il s’abstient de commentaires ou de jugements sur les épisodes historiques qu’il lui faut exposer. Mais on sent chez lui une sympathie pour le mouvement profond d’Aragon, une communauté de sensibilité et d’estime pour ce « personnage » qui affronta pendant quarante ans l’arène politique sans se cacher derrière son statut d’écrivain et sans renier ce statut. « Communiste parce qu’écrivain », disait de lui-même Aragon. Pierre Juquin a connu le succès et le reflux politique, il sait ce qu’il en coûte d’être jeté ou de se jeter dans ce genre de fosse aux lions. Sa connaissance de l’univers communiste lui permet de ne pas tourner en donneur de leçon. Sans doute parce qu’il n’a pas oublié ce que « militer » veut dire.
Philippe Forest n’est certainement pas porteur de cette sensibilité. Il est attaché au jeu des idées, à la rectitude de la pensée, aux épures et chaque fois que son personnage s’enfonce dans la gangue de la politique, au risque de s’y perdre, il a du mal à en comprendre les raisons profondes. Curieuse sécheresse de la part d’un romancier. Certes, personne n’est obligé de donner raison à Aragon dans tout ce qu’il a soutenu. Lui-même, de différentes façons et en différents moment de sa vie, a dit ce qu’il pensait, rétrospectivement, de ce qu’il avait écrit. Ainsi en est-il des vers belliqueux et cinglants de Front rouge, si souvent retenus contre lui. Avec une myopie qu’on ne saurait considérer comme honnête, certains commentateurs (pas Philippe Forest, c’est vrai) s’évertuent à considérer ces morceaux d’anthologie comme l’expression de la véritable pensée politique d’Aragon, alors qu’une simple étude du texte montre que l’outrance et la rhétorique surréaliste dominent de très haut dans ce recueil.
Philippe Forest consacre de nombreuses pages au piège de la politique, accumulant les expressions qui tendent à faire admettre qu’Aragon s’est soumis, acceptant de dire ou de signer ce qu’il fallait dire ou signer. On repère un champ lexical particulièrement fourni de la servitude, de nombreuses expressions assassines, sans que l’auteur se demande si, en réalité, Aragon n’était pas sincère dans ses actes. Peut-on présenter ses implications politique sans d’abord s’assurer que ce qu’il a dit ou fait, il l’a fait parce qu’il le croyait juste ? Si cette vérification avait été tentée, bien des coups de patte et des condamnations faciles n’auraient pu être formulées. D’autant qu’Aragon, qui, parlant de lui, déclarait avoir ses propres vues sur la servitude, n’était pas un personnage léger. Il savait se battre quand il redoutait quelque perspective funeste. Deux exemples parmi tant d’autres. En 1941, il a lutté pour faire rejeter la formule de Decour et Politzer selon qui toute « littérature légale serait une littérature de trahison ». Vingt-cinq ans plus tard, il a exercé une pression considérable sur Waldeck Rochet pour faire rejeter les vues politiques d’Althusser. Il a fait alliance avec Garaudy pour y parvenir, il s’est ensuite dégagé de cette alliance parce qu’il ne voulait pas être entraîné dans le rejet sans nuance de l’URSS que prônait Garaudy. Ses prises de positions reposent sur des convictions fortes. Si elles évoluent avec le temps et l’expérience, elles existent. On peut reprendre à son endroit ce qu’il disait de Sadoul : « Un communiste, ce n’est pas seulement un homme qui perd sa vie, c’est aussi quelqu’un qui gagne sa mort, je veux dire dont la mort n’est pas pour rien, parce qu’elle vient après une vie toute habitée du bruit de l’avenir, de l’avenir des autres, qui est tout de même notre avenir. » En regard de cette détermination, Philippe Forest se situe dans le politiquement correct d’aujourd’hui, avec toutefois une particularité : après avoir montré l’abaissement d’Aragon, pris d’une sorte d’inquiétude sur la validité du procédé, il tente parfois une démonstration contraire, sans pour autant gommer l’impression première.
Ce n’est donc pas sur la dimension politique de la vie d’Aragon que cette biographie s’imposera, du moins pour les lecteurs qui ont quelque expérience des combats politiques. Fort heureusement, il est bien d’autres aspects dans lesquels Philippe Forest apporte son éclairage. Car avant d’être biographe Forest est romancier, et cette qualité lui permet d’être sinon convaincant, du moins toujours intéressant dans ce qu’il dit des œuvres d’Aragon. Les périodes créatrices qu’il privilégie sont la période surréaliste, plaçant Le Paysan de Paris au sommet des productions surréalistes et celle des romans de la période finale, La Mise à mort, Blanche ou l’oubli et Théâtre roman dont il dit, et on ne peut que le suivre sur ce point, que ce livre est un grand livre qui ne le cède en rien aux deux autres. Il a aussi des vues sur Les Communistes qui ne lui paraissent pas mériter le dédain dans lequel les beaux esprits tiennent ce roman, et pour nombre d’autres, il ne veut pas s’en laisser compter par l’opinion dominante. Relisant certains textes avec des yeux neufs, il juge finalement du plus haut intérêt pour la logique de la création littéraire d’Aragon un livre décrié comme Pour un réalisme socialiste. Non pas qu’il approuve le réalisme socialiste mais il sait trouver dans ce qui est formulé en 1935 des idées qui donneront toute leur force plus tard.
Il fait aussi un sort des plus honnête aux dernières années, constatant à juste titre que si elles posaient un problème à quelques-uns des amis historiques d’Aragon, en osant manifester au grand jour son homosexualité, celui-ci montrait une fois de plus sa capacité à affirmer devant tous ce qu’il était.
Il est impossible d’être satisfait du travail de Philippe Forest tant il rate le mouvement politique d’Aragon, il est tout aussi impossible de récuser l’intérêt de ses analyses littéraires. On laissera le dernier mot à Elsa : « nous ne sommes pas prêts à accepter les jugements des gens du dehors. De notre malheur, ils ne savent rien, ils n’en ont même pas les moyens de représentation. » Elle avait tort, elle n’imaginait pas que le temps viendrait où les gens jugeraient sans vergogne, sans état d’âme avec leur représentation. Mais le biographe sera finalement autant jugé qu’il ne juge.
François Eychart
Philippe Forest, Aragon, Gallimard, 892 pages , 29 euros