En s’appuyant sur deux publications récentes, un article publié dans l’hebdomadaire Marianne fait état d’une ignorance profonde, tant littéraire que biographique, de Louis Aragon. Une insuffisance intellectuelle qu’il convient de démasquer.
On a beau y être habitué, c'est toujours avec étonnement que l'on voit renaître une caricature dont le seul renouveau tient à ce qu'elle est de moins en moins bien rédigée. Sous la signature d'Olivier Maison, une page intitulée « Le "mentir -vrai" d'Aragon » prétend dans Marianne nous révéler que « le mensonge est la grande affaire de sa vie ». A l’appui de cet air connu sont cités Aragon retrouvé 1916-1927 de Pierre Daix et Qui dira la souffrance d'Aragon ? de Gérard Guégan: Pas un mot de la biographie de Pierre Juquin, qui constitue désormais une somme. Olivier Maison y va aussi d'une petite référence ironique, gage d'un esprit étincelant : « Le mensonge était l'avenir de cet homme. » Du temps de la guerre froide, le détournement des déclarations d'un écrivain qui n'a jamais cessé de mettre en scène sa propre complexité avait du moins une source politique identifiable. S'il y a encore quelques relents de tels enjeux, chez Gérard Guégan par exemple, le plus affligeant est que l'antienne soit parfois reconduite sans même une intention précise. Le poncif a pris le pas sur la polémique, une méconnaissance ricanante sur le règlement de comptes. Le meilleur indice en est l'interprétation du mentir-vrai comme une sorte de lapsus par lequel le « menteur » avouerait enfin ses fautes. Dans la nouvelle portant ce titre, Aragon montre le mécanisme de l'imaginaire romanesque et dévoile comment les sources biographiques s'y déforment et transforment pour mieux s'y réinterpréter. Toute réversion de cette admirable réflexion sur la création vers des affaires politiques ou personnelles relève du contresens.
Pour Aragon, celui qui arbore un masque, en l'exhibant, le révèle.
Aragon déclare ailleurs : « Je n'en aurai jamais fini de cet enfantement de moi-même / habité de la multiplicité des mots. » Sans doute une enfance truquée, dont il fut le premier, avant les biographes, à dire les douleurs, l'a-t-elle rendu sensible à la nécessité de se reconfigurer par l'écriture. Pour le fils naturel de Louis Andrieux, devoir habiter jusqu'à un nom d'état civil fictif oblige à affronter l'invention de soi. Mais si un génie l'incarne et la pense, elle vaut pour le destin de tous. Le malheur est que le maître de la complexité et de ses richesses était aussi communiste. Il ne pouvait donc que mentir.
Le mentir-vrai n'a rien à voir non plus avec l'autofiction ou le brouillage entre vérité des faits et greffe romanesque tel que le pratique Gérard Guégan, en posant une liaison d'Aragon inventée dans un cadre historique précis. Dans la réflexion d'Aragon, l'imaginaire, affiché comme tel, avoue ce qu'il contient d'autobiographique. Dans les pratiques « autofictionnelles » et dans l'ouvrage de Gérard Guégan, données réelles et inventions sont mélangées sans jamais être clairement distinguées. C'est ce qui fait leur malhonnêteté foncière. On y peut tout insinuer, souvent n'importe quoi, sans rien assumer ; il y a peut-être du faux, mais je ne vous dirai pas quoi. Le traitement à égalité dans l'article de Marianne de telles pratiques avec des travaux érudits, même gauchis par la subjectivité comme le furent peu à peu ceux de Pierre Daix, en dit long sur la confusion intellectuelle.
Plus Aragon avance en âge, plus il se dévoile et s'explore. Alors celui qui parle de « mentir » justement ne ment pas, celui qui arbore un masque, en l'exhibant, le révèle. Ainsi en fut-il des ambiguïtés du siècle où Aragon a voulu tenir sa part, et dont il explique les convulsions. Ainsi en fut-il de la vie intime, qui préoccupe beaucoup Gérard Guégan, et dont Aragon a vécu au plein jour la part homosexuelle après la mort d'Elsa Triolet.
Lorsque l'on a découvert, bien après sa disparition et un profond silence de sa part, les désirs cachés de Mauriac, a-t-on crié au menteur professionnel ? C'eût été injuste, ridicule. Aragon a beau les assumer, c'est en dépit de cette pleine lumière qu'il se trouve encore accusé de truquer..
Tout le reste de l'article est à l'avenant. Il paraîtrait qu'Aragon aurait rompu avec Drieu La Rochelle, « devenu gênant politiquement », en « gomm(ant) l'importance de cette amitié sulfureuse ». Or la rupture avec Drieu date de 1925 et portait sur l'évolution du surréalisme. Aragon assumera son ancienne amitié en maintenant sur toutes les rééditions du Libertinage sa dédicace à l'ami d'alors, distinguant l'ancien ami du fasciste que Drieu était devenu. Il ne cessera d'y revenir, à travers Aurélien mais aussi l'admirable préface à la réédition de ce livre dans les Œuvres romanesques croisées. C'est peine perdue. Gommer l'image ferait plus stalinien. Une inculture hautaine sait tout mieux que les dates, les chiffres et les faits. L'essentiel est que l'opinion admise soit reconduite, à coups d'erreurs grossières et de simplifications. Tant pis pour qui s'émeut qu'à force de pétrir puis de briser l'écorce de l'être, un génie parvienne à des profondeurs « où l'apparence ouverte avoue une secrète mie ». Qui dira la souffrance d'Aragon ? Mais il l'a dite, mieux que personne. Et avec elle sa vérité.
OLIVIER BARBARANT,
POÈTE ET DIRECTEUR DE PUBLICATION
DE « LA PLÉIADE », ŒUVRES POÉTIQUES
COMPLÈTES D'ARAGON.