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François Eychart

Aragon selon Philippe Forest II


Cette critique, qui vient de paraître dans le numéro 60 de Faites Entrer l'Infini, est, précise l'auteur, plus complète que celle parue dans Les Lettres Françaises, et publiée sur ce site le 2 décembre 2015.

L’Aragon que signe Philippe Forest est la troisième des biographies d’Aragon actuellement disponibles en librairie. Elle arrive après celles de Pierre Daix et de Pierre Juquin qui ont été largement commentées dans Faites entrer l’Infini. La réputation très controversée d’Aragon donne aux travaux qui le concernent un retentissement dans lequel s’entendent les passions politiques et littéraires les plus violentes du siècle passé. Cette biographie en est une preuve nouvelle.

A la différence de Daix ou de Juquin, Philippe Forest n’est pas connu pour ses engagements politiques. Son regard sur le XXème siècle est plus extérieur. Les événements historiques sont restitués essentiellement à la lumière de ce qu’en disent les historiens dont il reprend souvent les conclusions. On le sent davantage attaché au jeu des formes littéraires, à la rectitude de la pensée (d’une certaine pensée), aux épures intellectuelles et chaque fois qu’Aragon s’enfonce dans la gangue de la politique, au risque de s’y perdre (et quelques fois il s’y perd), Philippe Forest a du mal à en rendre compte du point de vue de l’homme de chair, d’émotions, de projets dont il raconte la vie. Le résultat est d’autant plus incertain et contestable que le lecteur potentiel de cette biographie est par ailleurs abondamment nourri, voire formaté, d’un discours idéologique et politique qui se donne pour indiscutable, alors que, dans le champ littéraire – pour en rester au seul champ littéraire –, Aragon est la preuve que ce qui est indiscutable peut et doit être discuté. Son cas n’est pas unique mais il est le plus symptomatique, car de toutes les hérésies politiques, la communiste reste la plus décriée. Aragon est donc amené à passer et repasser sous la toise du politiquement correct alors que son originalité, cette incroyable insurrection contre l’ordre dominant qu’il a réitérée jusqu'à la fin en refusant de quitter le parti communiste, contribue à l’accabler alors qu’elle devrait servir de levier pour mettre en cause bien des vérités reçues. (Chacun pourra comparer avec le traitement réservé à André Breton, autre insurgé indomptable qui n’a pas longtemps exposé ses ailes au brasier de la politique communiste.) Ce poids du politiquement correct qui irrigue la biographie de Philippe Forest témoigne aussi d’une insolite sécheresse de la part d’un romancier chez qui l’imagination créatrice eût pu servir à compenser l’écueil des faits politiques tels qu’il les perçoit. Finalement, quand on aime Aragon, et nul doute que Philippe Forest ne l’aime comme écrivain et ne soit impressionné par sa vie, le problème est de faire la part entre ce qu’on prend et ce qu’on laisse sans mettre à mal l’unité profonde de la vie et de l’œuvre.

Dans « Un des derniers grands maîtres », un article assez ancien consacré à Aragon[1], Michel Deguy avait évacué le problème politique en décidant que les opinions d’Aragon n’avaient pas d’importance car elles n’engageaient plus à rien. Ce qui comptait, c’était la beauté de la langue, le style, l’élan poétique dans le démenti prosaïque de la vie. Etc. Jean d’Ormesson a un regard très voisin comme le montre son article sur l’Aragon de Philippe Forest. Il recoupe celui de tous les écrivains de droite qui ont pris quelque hauteur avec leur siècle, sans pour autant renier leurs engagements politiques. Mais c’est un regard finalement partial, car la langue ou le style, s’ils sont essentiels, n’épuisent pas une œuvre. Le sens d’une œuvre, le sens d’une vie (puisqu’il s’agit ici d’une biographie) ne sont pas des éléments qu’on puisse facilement disjoindre. La langue d’Aragon, même caractérisée par sa beauté, ne peut être séparée du rôle que revendique l’homme et le militant Aragon et de son sens de la responsabilité. Inversement, cette responsabilité, aussi inconsciente ou balbutiante qu’elle ait pu être en ses débuts, a contribué à faire naître ce talent, l’a entretenu et développé. Elle a conduit Aragon, au fil du temps, à rechercher et mettre au point des formes littéraires successives, différentes mais toujours identifiables. Elle s’est nourrie de ce talent dont on peut dire qu’il l’avait sans doute en lui plus que d’autres, elle ne l’a jamais éteint. Elle a aussi considérablement élargi le champ de ses intérêts. Toute biographie qui n’arriverait pas à mettre en évidence cette double matrice de l’œuvre aurait en grande partie raté son objectif.

Philippe Forest ne veut pas se laisser mener par cet étonnant personnage qu’au bout du compte Aragon constitue. Il traque les faits, les vérifie, il le prend quelquefois en défaut, concluant qu’Aragon a arrangé la vérité ou qu’il s’est simplement trompé. De fait, Aragon a beaucoup écrit sur lui même, à tous les moments de sa vie et dans différents textes qui se répondent sans pour autant jamais tout dire. Est-ce d’ailleurs possible ? Tordant le cou aux légendes qui courent sur son compte ou simplement se racontant, il a parfois introduit du flou dans ses explications et c’est le rôle du biographe de les tirer au clair. Nul n’est obligé de donner raison à Aragon dans tout ce qu’il a soutenu ou fait. Lui-même s’est jugé. Par exemple sur les vers belliqueux et cinglants de Front rouge, si souvent retenus contre lui. Avec une myopie qu’on ne saurait considérer comme honnête, certains commentateurs (ce n’est pas le cas de Philippe Forest) s’évertuent à considérer ces morceaux d’anthologie comme l’expression de la nouvelle pensée politique communiste d’Aragon, alors qu’une simple étude du texte montre que l’outrance et la rhétorique surréaliste dominent de très haut dans ce recueil.

Fort logiquement Philippe Forest consacre de nombreuses pages à la politique. Il le fait en accumulant les expressions qui montrent qu’Aragon s’est soumis, acceptant de dire ou de signer ce qu’il fallait dans l’intérêt de son parti, ou par peur de ce parti. On découvre un champ lexical particulièrement fourni de la servitude, de l’abaissement, agrémenté de nombreuses expressions dépréciatives ou assassines qu’il serait fastidieux de rapporter. Pour autant, l’auteur ne va pas au fond de ce qui l’interpelle (ou le choque) et n’ose pas se demander si, en réalité, Aragon n’était pas sincère dans ses actes. Car peut-on présenter les choix politiques d’un homme qui n’a jamais fait les choses à moitié sans préalablement s’assurer que ce qu’il a dit ou fait, il l’a fait par faiblesse ou parce qu’il croyait juste de le faire ? Si cette vérification avait été tentée, bien des coups de patte, bien des condamnations faciles n’auraient pu être formulées. Il y a là comme un désastre de l’intelligence dans un ouvrage qui fait souvent la preuve du contraire. D’autant qu’Aragon, qui déclarait avoir ses propres vues sur la servitude, n’était pas un personnage léger. Il s’est dépensé sans compter pour rallier à ses positions tous ceux dont il pensait que c’était souhaitable. Il a littéralement assiégé Romain Rolland pour l’amener à collaborer à Commune et en faire un soutien éclatant au Front populaire. (Sa correspondance est explicite sur ce point[2].) En 1940, il tente sans résultat d’éviter à Montherlant de sombrer dans la Collaboration. Il existe bien d’autres exemples de cette sincérité. Il savait aussi se battre avec vigueur quand il redoutait quelque perspective funeste. En 1941, il a lutté au sein du parti communiste pour faire rejeter la formule de Decour et de Politzer, selon lesquels « toute littérature légale est une littérature de trahison ». D’aucuns ont voulu y voir une défense de ce qu’il avait fait jusque-là, alors qu’il posait les bases de la résistance littéraire qui débouchera sur la naissance des Lettres françaises. Vingt-cinq ans plus tard, il a exercé une pression considérable sur Waldeck Rochet pour faire rejeter les vues politiques d’Althusser dans lesquelles il voyait une régression. Il a passé alliance avec Garaudy pour y parvenir, il s’en est ensuite dégagé parce qu’il ne voulait pas être entraîné dans le rejet sans nuance de l’URSS que prônait Garaudy. A chaque fois ses prises de positions reposent sur des convictions fortes et réfléchies. Si elles évoluent avec le temps et l’expérience, elles existent. On peut reprendre à son endroit ce qu’il disait de Georges Sadoul : « Un communiste, ce n’est pas seulement un homme qui perd sa vie, c’est aussi quelqu’un qui gagne sa mort, je veux dire dont la mort n’est pas pour rien, parce qu’elle vient après une vie toute habitée du bruit de l’avenir, de l’avenir des autres, qui est tout de même notre avenir. » Ne cherchant pas à sortir du politiquement correct, Philippe Forest passe souvent à côté du fondement des déterminations d’Aragon, avec toutefois une particularité étrange : après avoir montré l’abaissement d’Aragon, pris d’une sorte d’inquiétude sur la validité du procédé, il tente parfois une démonstration contraire, sans pour autant gommer l’impression première.

Ce n’est donc pas sur la dimension politique de la vie d’Aragon que cette biographie s’imposera, du moins pour les lecteurs qui ont quelque expérience de ce qui s’est passé au siècle dernier.

Fort heureusement, il est bien d’autres aspects où Philippe Forest apporte son éclairage. Car tout autant que biographe il est romancier et critique, et cette double qualité lui permet d’être sinon convaincant, du moins toujours intéressant dans les analyses des œuvres. Les périodes créatrices qu’il privilégie sont la période surréaliste et la décennie finale. C’est son goût, c’est son droit. Il place donc Le Paysan de Paris au sommet des productions surréalistes et parmi les romans de la fin, La Mise à mort, Blanche ou l’oubli et Théâtre/roman dont il dit, et on peut le suivre sur ce point, que c’est un grand livre qui ne le cède en rien aux deux autres. Il considère Les beaux quartiers comme un exemple réussi de réalisme classique, il écorne quelque peu Aurélien en affirmant qu’il séduit surtout par son sentimentalisme. Il a aussi des vues sur Les Communistes qui ne lui paraissent pas mériter le dédain dans lequel les beaux esprits tiennent ce roman. Pour nombre d’autres livres, il ne veut pas s’en laisser compter par l’opinion dominante. Relisant certains textes, il juge par exemple du plus haut intérêt pour la logique de la création littéraire d’Aragon un essai comme Pour un réalisme socialiste. Non pas qu’il approuve le réalisme socialiste, mais il repère dans ce qui est formulé en 1935 des idées qui donneront plus tard toute leur force.

Il fait aussi un sort honnête aux dernières années, constatant à juste titre que si elles posaient un problème à quelques-uns de ses amis historiques, en osant manifester au grand jour son homosexualité, Aragon a une fois de plus montré son courage en affirmant devant tous ce qu’il était.

Il est impossible d’être satisfait du travail de Philippe Forest tant il rate les motivations politiques d’Aragon. Il est tout aussi impossible de rejeter l’intérêt de ses analyses littéraires, même si on peut les discuter.

On laissera le dernier mot à Elsa, toujours méfiante sur l’avenir : « Nous ne sommes pas prêts à accepter les jugements des gens du dehors. De notre malheur, ils ne savent rien, ils n’en ont même pas les moyens de représentation. » Ce qu’elle redoutait ne pouvait qu’arriver. Sa vie et celle d’Aragon seront jugées par la représentation que les biographes s’en font[3]. Mais les biographes seront finalement autant jugés qu’ils ne jugent.

François Eychart

Philippe Forest, Aragon, Gallimard, 892 pages, 29 euros.

[1] In Faites entrer l’Infini, n° 34 de décembre 2002.

[2] Cette correspondance est intégralement publiée dans Les Annales n° 17, présentée et annotée par Dominique Massonnaud.

[3] Voir l’article de Marie-Thérèse Eychart sur la biographie d’Elsa Triolet et de Lili Brik par Jean-Noël Liaut dans le numéro 59 de Faites entrer l’Infini.


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