Lili Brik, Elsa Triolet. Deux grandes dames des arts, de la littérature. Maintenant qu'un calme précaire semble régner sur ce qui vient de la culture russe, il est loisible de pénétrer dans ce continent mal connu et, par exemple, de s'intéresser aux sœurs Kagan. malheureusement plus connues par les hommes de leur vie, Maïakovski et Aragon, que par leurs activités propres.
Jean-Noël Liaut montre un faible pour Lili. Il n'y a aucune raison de le chicaner sur ce point d'autant qu'elle est moins connue en France. Elsa ayant fait l'objet de deux biographies, par Lilly Marcou d'abord, puis par Huguette Bouchardeau. En tressant l'une à l'autre la vie des deux sœurs, J.-N. Liaut donne sa pleine dimension à Lili, dont l'existence ne peut s'apprécier correctement sans un constant retour à Elsa. À vrai dire, sur ce plan, rien ne remplacera la passionnante lecture de leur correspondance qui a été publiée par Léon Robel. La précision toute tchékhovienne des détails de la vie courante ( Elsa admirait Tchékhov au point de traduire son théâtre et de lui consacrer une biographie) en fait une source d'information irremplaçable pour qui veut connaître leur univers personnel. Les drames qu'elles ont affrontés (le suicide de Maïakovski ou l'exécution de Primakov, le second mari de Lili) et bien d'autres événements de premier plan qui jalonnent le XXe siècle y ont également toute leur place.
J.-N. Liaut s'attache à montrer quels personnages hors du commun furent ces deux femmes. S'il s'était simplement agi d'intellectuelles françaises, l'affaire aurait présenté moins de difficultés, le lecteur étant apte à se représenter ce qu'était l'atmosphère de temps difficiles, par exemple la période de l'Occupation. Avec Lili Brik et Elsa Triolet, deux difficultés très spécifiques viennent entraver les dispositions bienveillantes de J.-N. Liaut : l'univers soviétique, qui n'est souvent, quoi qu'on en ait dit longtemps, y compris Aragon, qu'une extrapolation du monde russe, et la politique, cette chose complexe et perverse qui obscurcit les données les plus simples. Dans leur sphères respectives, l'une comme l'autre viennent brouiller l'effort d'intellection nécessaire pour dégager le sens des événements. Le biographe occidental traitant de la vie d'un citoyen soviétique devrait s'astreindre à refouler les présupposés idéologiques hostiles au monde soviétique qui structurent son esprit. Comment, en effet, juger de la nécessité de la révolution d'Octobre sans bien connaître l'épaisseur de la haine que le tsarisme a générée. S'agissant de Staline, comment ne pas tenir compte du prestige politique qui était le sien, jusqu'en Europe occidentale, au point de faire mettre les drapeaux en berne à son décès. N'oublions que la Révolution française a été continûment présentée au XIXème siècle comme une suite d'horreurs commises par des monstres et que le roman Les dieux ont soif, qui n'est pas des pires, est loin d'être une lecture objective de 1789.
De ce point de vue, J.-N. Liaut a trop souvent des affirmations qui sacrifient à cet esprit de supériorilé qui ne s'embarrasse guère du contexte historique des faits, parfois même de leur nature. En même temps, et c'est là l'aspect le plus intéressant de son livre, J.-N. Liaut est habité par la grandeur de ce qu'il rapporte et éprouve le besoin de sauver ses deux héroïnes de ce qui serait de nature à les faire condamner sous d'autres plumes. Il faut rappeler que l'œuvre d'Elsa subit encore le poids de cette condamnation, jamais explicitement formulée. Cette contradiction donne à penser que quelque chose se fissure dans la rhétorique dominante et qu'on peut s'attendre à voir paraître, venant d'abord du monde intellectuel anglo-saxon moins corseté que le français, mais aussi des chercheurs russes qui revisitent leur histoire, des études résolument neuves.
Rappeler cela ne devrait pas dissuader de lire cet ouvrage. Quoique imparfait, il raconte la vie de deux femmes estimables au plus haut point, qui ont lutté sans faiblir et jusqu'au bout de leur vie pour faire accéder le plus grand nombre aux richesses intellectuelles et esthétiques qui étaient dans leur jeunesse l'apanage d'une minorité, qui se sont toujours et sans relâche tournées vers l'avenir, leur souci majeur, même lorsqu'il leur fallut prendre position contre les décisions de ceux qui dirigeaient l'URSS. Leurs compagnons de vie, leurs amis, leurs camarades pour des combats de toutes sortes ont pour noms Maïakovski, Brik, Aragon, Meyerhold, Eisenstein. Rodtchenko, Pasternak, Malevitch, Jakobson, Chostakovitch, Plissetskaïa, Rostropovitch. et tant d'autres qui furent le sel de leur temps. Elles étaient flamboyantes et tranchantes.
Si notre avenir n'est pas complètement obscurci, c'est aussi grâce à elles.
Français Eychart
Source : Les Lettres françaises n° 127 juin 2015
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